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UN HOMME LIBRE

Véronèse ; leur force me rafraîchissait. Ils m’attiraient, m’élevaient vers eux, mais m’intimidaient. Là encore je me sens un étranger ; mes hésitations, toute ma subtilité mesquine doivent les remplir de piété. Pas plus qu’avec les Giotto, je n’ai mérité de vivre avec les Véronèse. Dans le siècle et dans mes combats de Saint-Germain, je n’ai fait voir que cet état exprimé par les Botticelli : tristesse tortueuse, mécontentement, toute la bouderie des faibles et des plus distingués en face de la vie. Mais d’être tel, je ne me satisfais pas. Je suis venu à Venise pour m’accroître et pour me créer heureux. Voici cet instant arrivé.

Ce soir-là, quand, tonifié de grand air et restauré par un parfait chocolat, j’atteignis l’heure où le soleil couchant met au loin, sur la mer, une limpidité merveilleuse, ma puissance de sentir s’élargit. Des instincts très vagues qui, depuis quelques mois montaient du fond de mon Être, se systématisèrent. Chaque parcelle de mon âme fut fortifiée, transformée.

Une tache immense et pâle couvrait l’uni-