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UN HOMME LIBRE

Le pâle soleil couchant offensait mes yeux, striés de fibrilles par la lampe tard allumée sur les actes et les pensées de Lorraine. Nancy, oublieuse du passé, m’avait choqué, mais dans ces campagnes, où tout est souvenir de nos aïeux et qui, repliées sur elles-mêmes, n’ont pas remplacé la grande morte qui les animait, je me sentis avec une netteté singulière l’héritier d’une race injustement vaincue. De rares paysans — mes frères, car nos aïeux communs combattaient auprès de nos ducs — passaient, me saluant, comme un ami, d’un geste grave dans ce crépuscule. Tristement je les aimais.

À cause de l’humidité je revins jusqu’à l’auberge. Avec le soir, la voiture du chemin de fer arriva, et j’eus le cœur serré que personne n’en descendit pour me presser dans ses bras.

Je dînai mal, impatient d’en finir, à la lueur du pétrole. Ensuite, quand je voulus, malgré l’obscurité profonde, faire quelques pas à l’air, car j’étais congestionné, des chiens hurlant m’intimidèrent. Je rentrai dans l’auberge, disant « Je suis là, perdu,