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L’APPEL AU SOLDAT

refusait à descendre des intérêts généraux aux vues particulières ; même au café, il aimait que les mots s’accordassent avec la religion kantienne ; enfin, il entendait faire le maître et non le confident.

À ce moment où Boulanger s’éloignait vers Clermont, ils virent sur leur trottoir la foule refluer en chantant vers Paris. L’effet était saisissant : là-bas, le tapage, les élans qui manifestent l’inconscient d’un peuple ; ici, les chuchotements de deux hommes, les plus volontaires, qui essayent vainement de masquer leurs pensées.

— Monsieur Suret-Lefort, — dit Bouteiller en se levant, et la main sur l’épaule du jeune homme, — vous avez l’avenir devant vous, un beau talent, de légitimes ambitions, ne gâtez pas tout cela ; agissez toujours de telle manière que vos amis puissent vous garder leurs sympathies.

Furieux d’avoir pris un ton de franchise dont il avait la honte et nul bénéfice, l’avocat sut dissimuler sous un sourire que ses vingt-quatre ans faisaient encore assez gentil, mais il rougit des tempes. Les deux fourbes se serrèrent la main, après avoir échangé deux regards loyaux, l’un d’encouragement amical, l’autre de déférence dévouée. Quand ils se furent séparés, le dépit restitua à Suret-Lefort un élan de sincère jeunesse : il manifesta d’une façon désintéressée. Il cria dans la nuit, avec les autres : « Vive Boulanger ! » Son mécontentement fortifia l’enthousiasme général.

Au travers de cette foule amusée d’avoir manifesté et qui s’écoulait, naïvement fière de sa force factice, Bouteiller s’éloigna à pied.