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L’APPEL AU SOLDAT

Deux heures auparavant, tandis que Renaudin se jetait dans le sillage de Boulanger et que Sturel distrait caressait ses chimères, Suret-Lefort avait rejoint dans la foule, sur le bord du trottoir, le grave et blême député Bouteiller, leur ancien maître, pour qui il avait fait la campagne électorale de 1885 à Nancy.

Chacun voit ce que lui commande sa passion. Ce qui frappait le parlementaire dans cette prodigieuse soirée, c’était le grand nombre des très jeunes gens. Et, avec le mépris de l’universitaire pour le traîneur de sabre, il se disait : « Quand depuis sa vingtième année on commande à des hommes, qu’on a eu le privilège de s’entourer d’esclaves plus disciplinés que ceux d’un souverain oriental, qu’on s’est avancé à cheval au milieu des tambours et des trompettes, suivi d’un troupeau de piétons mécanisés, c’est dégoûtant de se prêter au délire d’une telle racaille. » Cette pensée donnait à la physionomie de Bouteiller une expression hautaine et méprisante bien faite pour écarter. Mais Suret-Lefort, avec une complaisance courtisane du ton et de l’attitude :

— Que dites-vous de cette journée, mon cher maître ?

— Est-ce la manifestation d’un républicain ?

Le ton élevé de Bouteiller dans un tel milieu contraria le jeune diplomate. Il proposa de regagner les quartiers du centre.

— Je veux attendre la fin de cette plaisanterie. J’ai entendu crier : « À l’Élysée ! » Je voudrais savoir si c’est le mot d’ordre de la bande. Suret-Lefort obtint qu’ils prissent place à la terrasse d’un café, et, n’étant pas épié, il entra avec plus de liberté dans les idées de Bouteiller :