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L’APPEL AU SOLDAT

le Général, et soutinrent, à dix, sa marche vers la gare… Il y a toujours plaisir à surprendre les divers services de la police qui se contrecarrent.

C’est une impression extraordinaire de voir dans une trompe humaine un homme emporté. En chapeau rond, en pardessus, si simple, et le centre d’un tel ouragan ! La vague immense, l’animal puissant qu’est cette foule se jette avec son frêle héros, de droite et de gauche, par formidables ondulations qui trahissent des poussées de désirs et de craintes, ses défaillances et ses reprises. C’est de la bataille contre un ennemi invisible et indéterminé. Des sentiments obscurs, hérités des ancêtres, des mots que ces combattants ne sauraient définir, mais par où ils se reconnaissent frères, ont créé ce délire, et, comme ils font l’enthousiasme, ils décideraient aussi la haine. Ces mêmes forces du subconscient national qui, sur les pentes de la gare de Lyon, étreignent d’amour un Boulanger, sur le pont de la Concorde s’efforcèrent de noyer M. Jules Ferry. Que des malins ne viennent pas nous parler de camelots à cent sous ! Le beau spectacle ! Que ce soit un homme âgé, réfléchi, avec des fonctions qui pour l’ordinaire intimident : un général ! — et que soudain il soit, comme une paille, soulevé par la brutale familiarité de l’émeute, et qu’elle le prenne au milieu de soi, pour le toucher et le protéger, pour le garder de l’exil : c’est l’image d’une gloire grossière, le pavois d’un chef primitif. Un tel désordre a quelque chose d’animal et de profondément mélancolique, comme des excès mêlés d’impuissance.

Quand Sturel, de sa voiture, eut vu Boulanger et cette belle cohue s’engouffrer dans la gare, il cher-