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L’ÉPUISEMENT NERVEUX CHEZ LE GÉNÉRAL

et de quitter la vie en état de péché mortel. D’autres tourments la minaient. Elle trompait le Général sur sa fortune, dès maintenant à peu près détruite. Pour en réaliser les débris, elle entretenait à Paris une correspondance que des domestiques dénoncèrent, qu’il surprit sans la comprendre, qu’elle continua malgré ses serments et qui amena entre eux les scènes les plus déchirantes, en même temps qu’elle épuisait de préoccupations la pauvre dissimulée. La fièvre, la jalousie, les intrigues de la police corrompaient tout autour de ces malheureux. Refusait-elle de manger ? il jeûnait. Puisqu’elle ne sortait plus, il se privait de prendre l’air À peine s’il reposait quelques heures de nuit, et tout le jour il tenait dans sa main les doigts ridés de sa maîtresse, où les bagues jouaient.

Ils n’aspiraient plus qu’à quitter cet enfer de Jersey et, loin du vent énervant de la mer, comptaient sur la guérison. Peu de jours avant leur départ pour Bruxelles, Boulanger obtint que Mme  de Bonnemains l’accompagnât au château de Mont-Orgueil. C’était sa promenade préférée parce qu’il voyait de là les côtes de France. Les feuilles déjà poussaient sous le soleil d’avril. La pauvre femme, drapée dans un grand manteau de fourrure et courbée à chaque instant par sa toux, ne descendit pas du landau. Le Général monta sur la hauteur ; l’horizon s’éclaircit à cet instant extrême de la journée ; Carteret, Port-Bail affleuraient sur une mer magnifique. Il ne pouvait pas détacher de cette petite ligne de terre ses yeux, où les larmes montaient. On entendait dans l’éther glisser le moindre vol. L’impuissance et le regret se tenaient immobiles à ses côtés. Il s’écoutait