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LA JOURNÉE DÉCISIVE

La journée lui laissait une impression lumineuse et légère, mais au soir, la fatigue du grand air la dominait toute. Il y avait des éclairs d’orage, un recul des objets, un tragique dont elle sentait la puissance, car elle répéta plusieurs fois : « Dieu, que c’est beau ! »

La pénible sensation d’isolement ressentie par Rœmerspacher dans les premiers temps qu’il entrevoyait le bonheur de François Sturel, par un progrès ininterrompu et nuancé, se transformait en une jalousie que seule l’absence de son ami faisait supportable.

La voiture de Mme de Nelles, qu’ils trouvèrent à Paris, les conduisit d’abord près de l’Opéra, au journal la Presse, où Rœmerspacher monta s’informer des élections. Elles se dessinaient antiboulangistes. Il apprit cependant le succès de Sturel et du baron de Nelles. Ils s’en réjouirent comme d’un enfantillage que des gens bienveillants passent à des naïfs en disant : « Puisque ça leur fait plaisir ! »

Au moment où ils se séparaient en se félicitant l’un et l’autre de leur journée :

— Tiens ! s’écria Rœmerspacher, j’ai oublié de voter.

Elle y vit une magnifique preuve d’attachement, quand son mari et son ami la délaissaient pour leurs ambitions. Si le jeune historien exagérait de plus en plus son horreur du roman dans la politique, il l’admettait maintenant dans sa vie. Même il tenait pour une étape importante dans son développement d’avoir aperçu qu’on ne peut pas exclure tout un ordre de besoins moraux.