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LA VALLÉE DE LA MOSELLE

voltiger, survivances dénaturées du « fatum » romain. C’est bon pour des serfs de s’abandonner à l’incohérence de leurs ressouvenirs quand la nuit travaille leurs humeurs ; Sturel et Saint-Phlin ne veulent pas qu’un brouillard les désorganise. Les poètes eux-mêmes, à qui l’on passerait de déraisonner, quand ils suivent les nourrices au pays des fées, en rapportent des puérilités qui ont une odeur de petit-lait. Les deux jeunes Lorrains entendent se posséder. Tandis que la nuit ajoute au pathétique des grands arbres immobiles auprès des eaux courantes et à l’air secret des vieilles maisons qui, derrière leur seuil où le pas des morts est lavé, gardent l’odeur du passé, Sturel et Saint-Phlin, près de leur fenêtre ouverte sur un pays que recouvrit, il y a cent ans, le flot français, imaginent tristement ce que deviendra un village messin dans un siècle.

Le lendemain, dans la salle à manger, ouverte sur la Moselle, du petit hôtel économique et charmant, quelques Allemands dînaient. Les deux Lorrains, installés à une extrémité de la table, eurent un léger malentendu avec la servante sur un mot qu’elle ne comprenait pas et qu’elle essayait en vain de deviner, non par la réflexion, mais en courant leur chercher tous les plats. Défiguraient-ils leur allemand de collège, ou bien la fille ne connaissait-elle que le patois local ? Brusquement, l’un des dîneurs apparut entre eux, posa ses mains sur leurs épaules, et dit par trois fois :

— Quoi ? Quoi ? Quoi ?

Grossièrement bâti en colosse, il bedonnait en s’élargissant toujours vers le bas, ce qui lui donnait