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LA VALLÉE DE LA MOSELLE

— Mais les ouvriers dépensent chez vous, chez l’épicier !

— On vous dit qu’ils n’ont pas d’argent. L’usine leur fournit tout, épicerie, viande, habillement, chaussures et le vin. Ici, pour les commerçants, rien à faire. Même la fête du pays est un désert. Charretiers, puddleurs, employés, tous, ils disposent d’un crédit à l’économat ; l’usine les règle en jetons, elle diminue ainsi leurs salaires du bénéfice qu’elle fait sur les marchandises et, d’autre part, elle les garde à l’attache par leur dette.

— Alors l’usine n’est pas aimée ?

— Aimée ? C’est à s’entendre ! Tous les petits propriétaires sollicitent d’y entrer.

— Comment, dans ces conditions ! des propriétaires !

— Hé ! Messieurs, dit l’aubergiste, qui décidément voyait clair, propriétaire, propriétaire ! ça flatte un homme, mais on n’a que le titre en poche.

Et il expliqua. Un propriétaire sans capitaux, comment joindra-t-il les deux bouts, l’année où la récolte manque ? Il faut tout de même payer les impôts et des frais de culture. Où trouver de l’argent ? Par hypothèque ? Voilà un intérêt à verser chaque année. Tout étant hypothéqué, on s’arrange avec les juifs… Et alors, il y a bien des propriétaires qui, sur du terrain pas mauvais, dans la vigne par exemple, n’arrivent même pas à garder pour eux l’équivalent du salaire qui leur reviendrait de leur travail s’ils l’avaient fourni comme manœuvres.

Il parlait rudement et sans cacher sa satisfaction un peu méprisante d’en remontrer à des bourgeois. Et pour conclure :