Page:Barrès – L’Appel au Soldat.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
25
LA FIÈVRE EST EN FRANCE

jours vers ceux qui ont le sens le plus intense de la vie et qui l’exaspèrent à la sonnerie des cloches pour les morts.

Dans la société la plus grossière, sa sensibilité trouvait à s’ébranler. Au croiser d’un enterrement, sur le Grand-Canal, son gondolier l’émeut, qui pose sa rame et dit : « C’est un pauvre qu’on enterre ; s’il était riche, cela coûterait au moins trois cents francs : il ne dépensera que quinze francs. Il a de la musique, pourtant, et ses amis avec des chandelles, car il était très connu. Arrêtons-nous un peu, parce que, moi, j’aime entendre la musique. Les voilà qui partent par un petit canal. Adieu ! Il a fini avec les sottes gens !… À droite vous avez le palais de la reine de Chypre, qui appartient maintenant au Mont-de-Piété… Ici le palais du comte de Chambord, racheté par le baron Franchetti, dont la femme est Rothschild. »

Cette façon ardente et poétique de sentir la vie, comme elle fait la supériorité de quelques rares esprits, saurait aussi entraîner leur ruine. Un des plus redoutables événements dans une embarcation, c’est qu’un chargement mal assujetti rompe ses chaînes d’amarrage. Des marchandises jusqu’alors précieuses, brutalement balancées de droite et de gauche, deviennent un implacable ennemi intérieur : elles rompent l’équilibre et brisent les cloisons. Son âme lourde de richesses, si elle vagabonde, pourrait chavirer Sturel.

Après Venise, les heures de sécheresse, bien connues des voyageurs, se multiplièrent pour ce jeune homme : devant des œuvres riches de matière, habiles d’exécution et qui révèlent des efforts sans