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L’APPEL AU SOLDAT

— Celui-là, dit Saint-Phlin, on a raison de l’appeler tout court « le Lorrain ». Si notre paysan, mal servi par ses chefs, n’a pu s’exprimer dans une nationalité politique, la souffrance qu’il en eut et sa naïveté sont fixées dans le clair-obscur de Claude Gelée. Enfant, Claude avait eu des rêveries aussi longues que les jours d’été, sur les côtes de cette vallée mosellane entre Charmes et Bayon ; la fraîcheur de ses yeux et de son cœur lui permettait de se pénétrer de la moralité de ce paysage. L’accent rural, la voix des prairies et des eaux, la modestie de ses parents, de sa classe paisible, de sa race contenue, voilà ce qu’entendit ce tendre bouvier avant de connaître la majesté romaine.

Les deux jeunes gens trouvèrent une ombre étroite pour s’asseoir devant ce beau spectacle du soleil sur les espaces mosellans. Adossés à une ligne de bois, ils voyaient à leur gauche, sur un léger renflement, les petites maisons de Chamagne, et toute la vallée qui vient de loin décrire une courbe devant eux et s’enfoncer à leur droite dans d’heureuses campagnes avec ses blés, ses avoines, ses seigles, où alternent les prairies artificielles, les coteaux de vignes, les vergers et les villages. Comme basse sourde, le bourdonnement d’une vanne, puis, par saccades, de minute en minute, la masse stridente des sauterelles, le vol des petits moucherons, parfois un appel d’oiseau, parfois un poisson troublant la surface de la rivière, très loin le grelot d’une bête. Il y a des moments du matin où le soleil réjouit si délicatement l’eau, les longs peupliers, les petites herbes imperceptiblement agitées, les bons arbres groupés en boule dans un champ.