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L’APPEL AU SOLDAT

figure, si fraîche dans ce milieu, et tout animée d’avoir vu un crapaud sous les fraisiers, fit dire à Rœmerspacher :

— Saviez-vous, madame, que notre Sturel était une jeune fille ?

Les deux amants se trahirent dans le plus gai regard, qui ne put échapper à Rœmerspacher. L’atmosphère, chargée de fièvres, d’appétits, d’espoirs, excusait toutes les passions. Il se félicitait de connaître une femme lui présentant le spectacle des mœurs à la mode ; il admirait Sturel d’être un poète et un enfant, désintéressé et absurde. Leur élégance, leur mollesse, leur faute, lui paraissaient très bien parce que de leur ordre : ce travailleur, de vie austère, pensait, en effet, qu’il n’y a pas une règle pour l’homme, mais des règles selon les hommes, et il se plaisait à voir les divers fruits mangés par ceux à qui ils conviennent. Il ne tombait pas dans l’erreur des pédants qui dédaignent ce qui n’est point encore de l’histoire. Quand Thérèse de Nelles lui montrait ses armoires de chapeaux et de lingerie enrubannée, sa forêt de cheveux, en causant avec ses femmes de chambre, il était intéressé, et intéressé encore ce soir, en la voyant souffrir des préférences de Sturel pour Boulanger. Il croyait, sans être fat, qu’elle trouvait un adoucissement dans les consolations que lui-même lui donnait, mais, en voyant la jolie bouche, les épaules, l’épanouissement de Thérèse, et les yeux brillants de François, il se disait (avec le minimum de la jalousie que tout homme eût ressentie à sa place) : « Elle ne sait pas, mais je devine bien le secret de certaines influences sur le cœur des femmes. »

Maintenant une foule immense remplit les salons,