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AMOURS DE STUREL ET DE MADAME DE NELLES

suscités le Général vainqueur. Quelques cris de : « Vive Boulanger ! » éveillèrent des risées. La police chargea et dispersa le petit groupe de fidèles où Renaudin faisait vainement rage. Le flot porta Sturel près du monde officiel. Des milliers de citoyens jusqu’au fond du Louvre et sur l’emplacement des Tuileries se pressaient, se haussaient pour distinguer le président du Conseil. Au centre de l’estrade, très félicité, un peu exalté par tous les mouvements de son âme dans les quarante-huit heures, il se fendait, tendait le bras, s’effaçait, expliquait par quel dégagement il avait eu raison du Général. C’est la faiblesse ordinaire aux triomphateurs de ne point se contenter d’être des heureux ; ils veulent aussi être des tacticiens, et vous parlent de « coupé », « froissé », « dégagé », quand ils ont tendu la perche en fermant les yeux.

Sturel voyait de face, à quelques mètres au-dessus de lui, Bouteiller. Le coup de théâtre du jour, l’échec de la manifestation annoncée, le sentiment très juste que la campagne boulangiste n’avait pas entamé le formidable état-major groupé là, et tout au fond la fureur du sang versé, remplissaient le député d’une joie que ses nerfs ne parvenaient pas à maîtriser. Lui, si froid dans sa chaire de lycée, il gesticulait, se penchait, suivait avec un rire franc tous les mouvements de Floquet. Sa belle pâleur, si noble, quand de sa voix grave il commentait la sérénité des penseurs, semblait à son ancien élève déplacée et vraiment compromise par ces hommes d’affaires, par ces reporters, par ces individus insouciants et durs qui grouillaient sur cette estrade avec le sans-gène et la vulgarité d’une réunion de chas-