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préoccupations dominantes du moment[1] ». Ce n’était pas un état d’esprit bien sain ; on ne le souhaiterait à personne ; mais c’était un état d’esprit éminemment favorable pour un écrivain fantastique, puisque Hoffmann aurait souvent été bien en peine de faire la part du rêve et celle de la réalité dans ses portraits d’après nature. Il ne s’imaginait pas que les personnages de ses contes, qui gambadaient dans la chambre tandis qu’il écrivait, avaient tous une existence véritable. Et pourtant ! puisqu’il les voyait et les entendait ! Il s’y perdait, et en arrivait à se demander si ce que nous appelons le monde réel ne serait pas une apparence, s’il existe en dehors de notre entendement.

Dans un de ses plus jolis contes, un promeneur nommé Cyprien s’égare dans une forêt. Il aperçoit un ermite assis sur une pierre et s’approche pour lui demander son chemin. L’ermite lui répond d’une voix solennelle et caverneuse : « Tu agis bien légèrement et bien étourdiment d’interrompre par une sotte question mon entretien avec des hommes de poids… Tu vois que je n’ai pas le temps de causer avec toi. Mon ami Ambroise, des Camaldules, retourne à Alexandrie ; va avec lui. » Comprenant qu’il a affaire à un fou, Cyprien n’insiste pas.

Il demande dans le pays qui est cet ermite. On lui apprend qu’il appartient à une excellente famille, et qu’il n’y avait pas jadis dans toute la province de jeune homme mieux doué, plus cultivé et plus spirituel. Un beau jour il avait disparu, et on l’avait retrouvé ermite. Sa famille l’ayant ramené de force, il avait eu un accès de folie furieuse. Le médecin avait conseillé de ne pas le contrarier, et il était retourné vivre dans les bois. Les paysans du voisinage l’aimaient, parce qu’il leur

  1. Magnan, loc. cit.