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cénacles trouvaient trop « raisonnable », et l’esprit gracieux, mais à fleur de terre, qui avait fait prononcer le mot de « Sterne français ». Malheureusement, ou heureusement, le moi normal avait un « frère mystique » qui lui suggérait ses idées, l’entraînait dans l’irréel et était cause que l’honnête Gérard s’arrêtait au milieu d’un souvenir personnel en se demandant s’il n’inventait pas. C’était ce second moi, déséquilibré, mais d’essence supérieure — dût cet aveu scandaliser ou chagriner le lecteur, — qui avait une vision délicate du monde, qui percevait le sens symbolique de la réalité, et qui, d’autre part, avait fait de Gérard de Nerval un chemineau de lettres payant des verjus aux vieilles chiffonnières et traversant l’Allemagne à pied, sans argent, ni bagages, ni chapeau, ni rien du tout. C’était lui qui l’arrêtait au coin des rues, figé dans une attitude extatique ; c’est lui qui l’a précipité dans la folie et le suicide par le vertige du mystère et de l’inconnu. Mais, sans lui, Gérard de Nerval n’aurait pas senti, deux ou trois fois dans sa vie, passer sur sa tête le véritable souffle poétique, et il n’aurait pas écrit Sylvie, l’un des petits chefs-d’œuvre de la prose française. Tant pis pour celui qui n’a pas eu son « frère mystique », au moins par hasard et en passant ; il a de grandes chances de ne pas appartenir à l’humanité supérieure. Malheur à qui se laisse devenir son esclave !

Les œuvres de Gérard de Nerval qui méritent de survivre ont été écrites, à peu d’exceptions près, à la fin de sa carrière littéraire, entre les accès de folie. Elles se placent ainsi au moment où il semble que ses facultés auraient dû être en décadence. Nous allons passer rapidement sur celles des premières années.

La jeunesse de 1830 avait l’esprit tourné vers le théâtre, et Théophile Gautier en donne la raison :