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« l’idéal » lui parut ridicule et ennuyeux. De son côté, il ne put braver longtemps ce voisinage capiteux sans embrouiller le rêve avec la réalité et sans souffrir de confusions qui ne lui valaient, en fin de compte, que des rebuffades ou d’immenses déceptions. Ce roman, unique en son genre, d’un homme amoureux d’une « vaine image » et devenant fou de ce que l’image se fait chair, se devine à travers les lettres de Gérard à l’actrice[1]. On sent à chaque ligne qu’ils parlent deux langues différentes. Gérard s’en apercevait ; il écrivait à Mlle Colon : — « Cette pensée que l’on peut trouver du ridicule dans les sentiments les plus nobles, dans les émotions les plus sincères, me glace le sang et me rend injuste malgré moi. » Dans une autre lettre, il lui rappelle certain soir heureux où il a baisé ses mains, et il ajoute avec une franchise dangereuse : — « Ah ! ce n’était pas alors la femme, c’était l’artiste à qui je rendais hommage. Peut-être aurais-je dû toujours me contenter de ce rôle, et ne pas chercher à faire descendre de son piédestal cette belle idole que jusque-là j’avais adorée de si loin. — Vous dirai-je pourtant que j’ai perdu quelques illusions en vous voyant de plus près ? » Une femme intelligente aurait été reconnaissante envers le jeune enthousiaste qui l’avait jugée digne d’être la Béatrice d’une autre Vita nuova, mais Gérard de Nerval s’était mal adressé et ce n’était vraiment pas la faute de cette pauvre fille ; elle tâchait de comprendre et n’y parvenait pas.

Il arriva que sa troupe alla donner des représentations à Chantilly et à Senlis. Gérard de Nerval la suivit et conçut le projet de profiter de l’occasion

  1. Treize lettres ou fragments de lettres à Jenny Colon ont été imprimés à la suite d’Aurélia, après la mort de Gérard de Nerval.