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fums légers et de tiédeurs caressantes qu’on ne peut dire complètement malheureux celui qui a eu ce sourire de la Fortune. Ce qu’il peut y avoir de douceur dans le monde s’était révélé à lui sous sa forme la plus adorable : la bonté infinie et inlassable d’une de ces femmes élues par la Providence pour fermer la bouche aux calomniateurs de la nature humaine. Le blasphème expire sur leurs lèvres devant certains miracles de tendresse et de dévouement. Leur haine impie de la vie n’ose plus s’affirmer ; elle prend honte d’elle-même en face de vaillances si humbles et si hautes. Si Poe a pu ne pas mourir avant quarante ans et donner ce qu’il a donné, s’il a eu, malgré tout, ses heures de paix et de bonheur, il l’a dû à sa rencontre avec une de ces admirables créatures qui ne se connaissent d’autre raison d’être que d’aider et de consoler les malheureux.

C’était une grande femme un peu hommasse, décemment et pauvrement vêtue de noir, une de ces personnes qui ont l’air de ne jamais avoir que de vieilles robes. Elle se nommait Mme Clemm, et était tante d’Edgar Poe du côté paternel. Son mari l’avait laissée veuve sans un sol et avec une fille à élever. Au temps où son neveu n’était aussi qu’un meurt-de-faim, frappant inutilement aux portes des éditeurs, ils s’étaient rencontrés et avaient associé leur misère. Ils ne se séparèrent plus. Poe finit par épouser sa cousine, la frêle Virginie, qui pouvait encore moins que lui se passer de Mme Clemm. Tous deux avaient besoin d’elle pour manger, pour penser, pour être contents, et surtout pour souffrir et pleurer. La tante Clemm était bonne à tout faire, commissionnaire, garde-malade, confidente littéraire, et ministre des finances, ce qui n’était pas le plus facile ou le plus gai de son métier de terre-neuve. Infatigable sous ses cheveux