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Il n’est pas impossible qu’Edgar Poe ait inventé après coup les trois quarts de la Genèse d’un poème ; il était coutumier de ces sortes de mystifications. Le dernier quart suffit pour montrer les dangers que l’abus du procédé a fait courir à son originalité. À force de calculer, de se gratter et regratter, d’être méticuleux, son œuvre aurait senti l’huile, sans le grain de folie qui déconcertait sans cesse les plans les mieux ourdis et qu’il communique à tous ses personnages, puisqu’ils sont tous lui, toujours lui. Quand l’intérêt de l’histoire, ainsi qu’il arrive continuellement dans ses contes, « repose sur une imperceptible déviation de l’intellect, sur une hypothèse audacieuse, sur un dosage imprudent de la Nature dans l’amalgame des facultés[1] », alors ce n’est plus calcul de sa part, c’est la force même des choses, c’est la déviation de son propre intellect qui se réfléchit dans son récit et le protège contre l’excès de méthode et de clarté. Quand il décrit avec persistance « l’hallucination, laissant d’abord place au doute, bientôt convaincue et raisonneuse comme un livre ; — l’absurde s’installant dans l’intelligence et la gouvernant avec une épouvantable logique ; — l’hystérie usurpant la place de la volonté, la contradiction établie entre les nerfs et l’esprit, et l’homme désaccordé au point d’exprimer la douleur par le rire », — il ne choisit pas son sujet, son ton, son effet à produire : il les subit, et le reste n’est que vantardise. Quand il oppose[2] aux génies sereins qui n’ont pour habitacles que des cerveaux sains, harmonieusement équilibrés, ces autres génies qui sont « une maladie mentale, ou plutôt une malformation organique de l’intelligence », c’est à lui-même qu’il pense : « Les

  1. Baudelaire, préface des Histoires extraordinaires.
  2. Fifty suggestions.