Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/21

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et avec la même ardeur. On n’en faisait pas la différence, et c’est à croire qu’on n’en voyait pas. Un principe unique présidait à la conduite. Tout ce qui empêche l’homme ou la femme d’être « génial », que ce soit la forme d’un chapeau ou le préjugé du mariage, est également impie et intolérable : on se doit à soi-même de le supprimer. Et on le supprimait.

Goethe avait donné l’exemple à Weimar avant de devenir la plus gourmée et la plus cérémonieuse de toutes les Excellences de l’Allemagne. Ce grand homme — cela n’ôte rien à son génie — ne s’était pas montré difficile, au cours de sa crise romantique, sur les diverses façons d’affirmer sa génialité à la face du monde. Tous les moyens lui étaient bons : excentricités, mauvaises manières, farces d’étudiant, amours variées, orgies plus ou moins élégantes. Il est amusant à contempler à l’œuvre, s’exerçant à se mettre le bonnet sur l’oreille, lui, l’Olympien. Ce n’était qu’un accès, peut-être même qu’un rôle, et il s’en lassa vite, mais il avait donné l’impulsion aux beaux esprits réunis à Weimar sous ses auspices, et l’on s’explique l’inquiétude des bonnes gens de la ville chaque fois que la grande-duchesse Amalia partait pour un voyage. Pourvu, disaient ses sujets, qu’elle n’aille pas en découvrir encore un et nous l’amener !

Iéna dépassa Weimar en laisser aller quand les doctrinaires du romantisme, les deux Schlegel, vinrent s’y établir, Guillaume en 1796, Frédéric un peu plus tard. L’un et l’autre prêchaient et pratiquaient, et leurs femmes avec eux, le culte de la génialité sous toutes ses formes, y compris la liberté de la passion. Ils ne manquèrent point d’adeptes, parmi lesquels le philosophe Schelling ; ils furent immoraux avec pédanterie, ce qui est de l’immoralité triple, et confirmèrent le philistin dans l’opinion que l’homme génial est un vilain animal.