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lugubre. Je supplie Dieu qu’il la fasse dormir pour toujours, tandis que les esprits aux formes incertaines flotteront au-dessus de ses yeux clos !

« Elle dort, mon amour ! Puisse son sommeil être profond aussi bien qu’éternel ! Que les vers du tombeau rampent doucement autour d’elle ! Qu’au loin, dans la forêt vague et vénérable, un sépulcre lui ouvre ses portes… »

Poe n’envisagea pas longtemps la mort avec cette confiance. Elle lui apparut de bonne heure accompagnée d’un cortège de spectres et d’épouvantements. À force de vivre par la pensée dans les tombeaux, en compagnie des vers et des cercueils, il entendit causer les putréfactions et sut les sensations des déliquescences. Les charniers lui enseignèrent leur métaphysique. Il reçut les confidences des mortes aux belles paupières, chastement drapées dans leur linceul de toile fine, et succomba à la hantise des secrets que lui murmuraient leurs bouches en décomposition. La préoccupation de la mort le tyrannisa au point de ne plus distinguer que cet unique chaînon dans le prodigieux miracle de la vie universelle, éternellement renaissante. De cette obsession est né (en 1843) un poème saisissant, le Ver conquérant, qu’Edgar Poe inséra plus tard dans une réédition de Ligeia, l’un des contes en prose de sa jeunesse. C’est là que Baudelaire le trouva et le traduisit, non sans profit pour lui-même. Quand Victor Hugo écrivait au poète des Fleurs du mal : « Vous avez doté le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre ; vous avez créé un frisson nouveau », Victor Hugo n’avait pas eu entre les mains une édition complète d’Edgar Poe : il y aurait vu que Baudelaire a été son disciple, le plus grand de tous.

Nous citerons le Ver conquérant en entier. C’est un des pôles de la pensée de Poe dans les dix dernières