Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le vivant souvenir d’une fantaisie malheureuse. Il est hors de doute qu’il n’avait pas le droit d’abandonner Poe après lui avoir donné des habitudes de luxe et l’avoir laissé se leurrer de l’espoir d’un grand héritage. Il n’est pas douteux non plus que le code de morale de M. Allan l’autorisait à ce crime. Sa conscience ne lui reprochait rien. Il avait beaucoup dépensé pour Edgar Poe, qui l’avait très mal récompensé de ses soins. Ce n’était pas sa faute si ce garçon « sans principes » et de cœur « ingrat » s’obstinait à se croire le fils de la maison alors qu’il n’était que l’un de ses pauvres et qu’il avait remis de ses propres mains au secrétaire de la guerre une lettre de recommandation où son bienfaiteur précisait la nature de leurs relations : « Je vous avoue franchement, monsieur, disait la lettre, que (ce jeune homme) ne m’est parent à aucun degré, et que je m’intéresse activement à beaucoup d’autres, guidé uniquement par le sentiment que ma sollicitude est acquise à tout homme dans le malheur. » Le Ciel préserve les malheureux de certains philanthropes ! Pour en finir avec un sujet pénible, Edgar Poe voulut revoir M. Allan pendant sa dernière maladie (1834). Le moribond, levant son bâton, lui commanda de sortir, et il obéit sans un mot, trop convaincu que les choses étaient dans l’ordre pour essayer de lutter. Il a dit dans un de ses premiers contes, composé un peu après vingt ans : « Le mal est la conséquence du bien,… c’est de la joie qu’est né le chagrin ; soit que le souvenir du bonheur passé fasse l’angoisse d’aujourd’hui, soit que les agonies qui sont tirent leur origine des extases qui peuvent avoir été[1]. » Sa sortie honteuse du logis où son caprice avait longtemps fait loi donnait raison à ce

  1. Bérénice.