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devenir ce qu’il y a peut-être de plus lamentable au monde, un cabotin sans talent, gouaillé par le public et traînant sa pitrerie où il peut. Son père ne voulut plus le connaître et l’abandonna à son sort.

Parmi les camarades de ce pauvre garçon se trouvait une jolie fille appelée Élisabeth, phtisique comme lui. C’était une enfant de la balle, née d’une comédienne de Londres et d’un père quelconque. Sa mère l’avait amenée toute petite en Amérique, où elle avait grandi sur les planches en jouant « les rôles d’enfants, les nymphes et les amours », puis, un beau jour, elle s’était trouvée seule au monde : sa mère était partie avec un pianiste qui avait consenti à l’épouser, et ni l’un ni l’autre n’avaient plus reparu. Élisabeth se tira d’affaire en fille de ressources. Le public l’aimait. Elle avait un jeu fripon et une petite voix aigrelette qui la servaient à merveille dans l’opérette, ou ce qui en tenait lieu il y a un siècle. Le répertoire de Shakespeare était aussi de son emploi, et elle s’en acquittait honorablement ; cependant, d’après la critique américaine du temps, Ophélie et Cordélia convenaient moins à ses dons naturels que les rôles un peu canailles. La même critique rendait hommage à ses vertus domestiques. Un premier mariage avec un acteur avait été très vite dénoué par la mort. Trois mois après, David Poe empruntait de l’argent pour se mettre en ménage et épousait la jolie veuve.

Il lui apportait un corps usé par la phtisie et la boisson. Ce n’était pas un ivrogne ; aucun témoignage n’autorise à l’en accuser ; c’était un alcoolique, chose très différente, puisque la médecine donne ce nom à des gens qui n’ont été coupables que d’excès légers, mais répétés. David Poe avait été connu dès sa première jeunesse pour aimer les sociétés joyeuses où les bouteilles circulent largement, et ce n’est pas sa