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dresse de sa part ; c’était l’opium et son cortège d’infirmités mentales. La perte de trois de ses fils l’affecta profondément sans rien changer à son train de vie. Il eut sa dernière grande rechute après la mort de l’un d’eux, en 1842. Il était remonté à cinq mille gouttes[1] de laudanum par jour, avec quelles conséquences, ses lettres et son Journal manuscrit nous l’apprennent : « (1844) … dès qu’il s’agit de composer, de suivre et de développer une idée, je ne me rends que trop bien compte à quel point l’intelligence est atteinte par ma condition morbide. Cette ruine m’aide à voir clair dans l’état où était Coleridge sur la fin de sa vie. J’ai compris son chaos par les ténèbres du mien, et tous deux étaient l’œuvre du laudanum… On peut encore créer des fragments isolés, mais il manque le lien, la vie, le principe qui relie les diverses parties à un point central. Une incohérence sans bornes, une impossibilité lugubre de se rattacher à une idée dominante : tel est l’incube hideux qui pèse continuellement sur mon esprit. »

Avec la difficulté du travail était revenue la répulsion nerveuse pour la page commencée : « Ce que j’écris m’inspire tout à coup une sombre et frénétique horreur. Il n’y a pas de termes pour rendre l’ouragan subit de révélations effroyables qui s’abat sur moi, du fond d’une éternité qui n’est plus à venir, mais passée et irrévocable. Il me semble que ce que j’écrivais est enveloppé subitement dans une nappe de feu, — mon papier m’a l’air empoisonné ; — je ne peux plus en supporter la vue, et je l’ensevelis parmi d’énormes tas de lettres inachevées, d’articles commencés et abandonnés dans des circonstances analogues. Personne n’est

  1. Je rappelle que le laudanum peut être plus ou moins fort. Quincey le préparait lui-même.