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il les jetait au rebut, sans même les ouvrir la plupart du temps… et n’y répondait jamais[1]. » Ce portrait pourrait être celui de Quincey vieillissant, quoiqu’il ne s’en vante pas.

Il était donc déjà très diminué quand il se mit à écrire. Il avait d’autre part le désavantage d’être un écrivain besogneux, obligé de produire quand même et avec l’inquiétude lancinante des bouches à nourrir, lui qui n’avait jamais commandé à ses nerfs et que l’opium avait laissé sans aucune défense contre leurs caprices et leurs révoltes. Le souci des siens et la pression de la nécessité, qui grandissent parfois et exaltent l’homme sain, écrasaient Thomas de Quincey. Tant qu’un homme est seul, disait-il, la misère n’est pas un mal. — « Lutter n’est pas souffrir… Ce sont la femme et les enfants, les biens les plus précieux de l’homme, qui lui créent par cela même les angoisses les plus mortelles, qui rembourrent d’épines son oreiller et sèment de chausse-trapes sa route quotidienne. Prenez le cas d’un homme de qui dépendent des êtres si chers, sans autre appui que lui. Supposez-le privé subitement de ses ressources. L’idée que, s’il ne réussit pas, c’est la ruine immédiate, paralyse toutes ses facultés, à commencer par l’esprit créateur, qui est un organe des plus délicats, surtout lorsqu’il est aux prises avec des sujets aussi fugaces que ceux qui relèvent de la sensibilité et de l’imagination. Ce sont des provinces de la littérature où le succès est toujours douteux, même dans les meilleures conditions. Le succès devient impossible, quelques dons que l’on possède, quand les facultés ne sont pas dans un état d’épanouissement ; et, dans le cas qui nous occupe, il faut conserver cet épanouissement alors que le plus effroyable des abîmes

  1. Œuvres complètes : Samuel Taylor Coleridge.