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et de saisir leurs relations entre elles, qu’un ivrogne de suivre une chaîne de raisonnements[1]. »

Quincey ne parle pas, en ce qui le concerne, de la reine des facultés, de la créatrice, l’imagination ; mais il s’en exprime nettement au sujet de Coleridge, qui cessa très tôt, comme on sait, de faire des vers : « Nous sommes d’opinion, dit Quincey, que l’opium tua le poète chez Coleridge. Ses tourments réduisirent pour toujours au silence « la harpe de Quantock[2] ». La chose va de soi à ses yeux. Les lambeaux de prose poétique que nous a laissés Quincey doivent donc nous remplir d’amers regrets, car belle et forte était l’imagination qui a pu, étant blessée à mort, donner au monde les Suspiria de profundis.

Sa mémoire avait résisté, sans être absolument intacte. On se souvient qu’elle avait été exceptionnelle de vigueur et d’ampleur, et qu’il avait passé sa première jeunesse à la charger impunément d’un immense butin. L’opium en avait affaibli certaines parties, la mémoire des notions techniques, par exemple ; mais, de tout le reste, jamais Quincey n’oublia rien. Il a fait des flots de citations, en prose et en vers, en grec et en latin aussi volontiers qu’en anglais, il les a faites de souvenir la plupart du temps, faute de savoir retrouver un livre dans le désordre de son cabinet de travail, et l’on pourrait presque compter sur les doigts les endroits où il s’est trompé. Des vers lus une seule fois lui remontaient à l’esprit au bout de vingt ans, et cela jusqu’à la fin de sa longue existence, lorsqu’il eut derrière lui près d’un demi-siècle d’opium. Cette immunité d’un coin du cerveau ne s’observe guère, paraît-il, chez les morphinomanes, qui ne sauvent du

  1. Recollections of Charles Lamb.
  2. Allusion à des vers de Wordsworth où Coleridge est ainsi désigné.