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mais ce n’est pas une activité normale et régulière ; ce sont des espèces « d’efforts spasmodiques et irréguliers », qui laissent le cerveau épuisé, hors de service pour un temps plus ou moins long. On conçoit l’extrême difficulté de mener à bonne fin une œuvre de longue haleine dans de pareilles conditions : « Tous les mangeurs d’opium ont l’infirmité de ne jamais finir un travail. » Chez tous, l’infirmité est aggravée par un invincible et bizarre dégoût pour ce qu’ils viennent d’écrire ou seulement de penser. Il suffit qu’un sujet quelconque ait occupé leur esprit, pour qu’il leur inspire tout d’un coup, sans aucun autre motif, « une horreur puissante,… un dégoût puissant ». À la mort de Quincey, on trouva des centaines de lettres qu’il n’avait jamais pu prendre sur lui de finir. Coleridge, plus gangrené encore, lui confiait qu’un sujet dont il avait simplement causé était un sujet perdu : il y avait désormais une barrière insurmontable entre lui et la page à écrire[1].

Une autre lacune, qui se produit également, à la longue, chez tous les mangeurs d’opium, achève de leur rendre impossible d’élever leur « monument », celui auquel ils avaient droit de par leur génie, grand ou petit. « La faculté du jugement, dit Quincey de lui-même — et ses paroles s’appliquent également à Coleridge, — était cruellement entamée, parfois même complètement abolie, à l’égard de tout ce que j’avais écrit depuis peu de temps… C’était cette impuissance enfantine, ou paralysie sénile, du jugement, qui met un homme dans la pénible impossibilité d’embrasser l’ensemble de ce qu’il vient de produire, de voir où cela mène. On est aussi incapable de grouper des idées

  1. Œuvres complètes : Coleridge and opium eating, Recollections of Charles Lamb, Story of a Libel.