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que dans ces rêves-là, sauf une ou deux légères exceptions, qu’entraient les circonstances de l’horreur physique. Mes terreurs jusque-là n’avaient été que morales et spirituelles. Mais ici les agents principaux étaient de hideux oiseaux, des serpents ou des crocodiles, principalement ces derniers. Le crocodile maudit devint pour moi l’objet de plus d’horreur que presque tous les autres. J’étais forcé de vivre avec lui, hélas ! pendant des siècles. Je m’échappais quelquefois, et je me trouvais dans des maisons chinoises meublées de tables en roseau. Tous les pieds des tables et des canapés semblaient doués de vie ; l’abominable tête du crocodile, avec ses petits yeux obliques, me regardait partout, de tous les côtés, multipliée par des répétitions innombrables ; et je restais là, plein d’horreur et fasciné[1]. »

Il redoutait maintenant le sommeil et luttait contre lui en désespéré. « Je me débattais pour y échapper, dit-il dans un fragment inédit, comme à la plus féroce des tortures. Souvent, j’essayais de lutter contre le besoin de sommeil ; je le domptais en restant debout la nuit entière et tout le lendemain. Quelquefois, je ne me couchais que pendant le jour, et je tâchais de conjurer les fantômes en priant ma famille de se tenir autour de moi et de causer ; j’espérais que les impressions extérieures pourraient dominer mes visions intérieures. Loin de là. Ce qui m’avait obsédé pendant le sommeil venait au contraire se mêler, pour les infecter et les salir, à toutes mes perceptions du monde extérieur. Même éveillé, j’avais l’air de vivre avec les spectres, mes compagnons imaginaires, et d’être en relations bien plus étroites avec eux qu’avec les réalités de la vie. « Que voyez-vous, mon ami ? mais que

  1. Traduit par Baudelaire.