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ivre que le bon ange de Quincey avait mis sur son chemin ; Coleridge au regard embrumé par l’opium, au visage flétri, à l’intelligence paralysée, au foyer en ruine, Coleridge menacé de la folie, et dont Quincey ne pouvait assez plaindre le destin, assez blâmer la faiblesse, quoiqu’il roulât sur la même pente avec rapidité.

Les mangeurs d’opium et les morphinomanes obéissent à une loi commune. « Tout organisme… qui a reçu pendant quelque temps de la morphine éprouve le besoin d’en recevoir à doses croissantes : c’est un besoin somatique… Il n’est pas un homme, croyons-nous, quelque bien trempé qu’il soit, quelque lettré, quelque énergique qu’il soit, qui puisse faire une exception à cette règle[1]. » Quincey moins que tout autre ; il n’avait jamais été « bien trempé ». En 1804, il prenait de l’opium toutes les trois semaines. En 1812, il en prenait toutes les semaines ; en 1813, tous les jours. Il l’absorbait à présent sous forme de laudanum, à cause, dit-il, que l’action est plus rapide, et il en était arrivé à « dix ou douze mille gouttes », soit plusieurs verres à bordeaux, dans sa journée[2]. En 1816, il diminua la dose en l’honneur de son mariage avec une charmante fille du voisinage, la douce Marguerite, qu’il adora et rendit très malheureuse ; mais il retourna presque aussitôt à son vomissement, comme dit la Bible, et voici ce qu’il était devenu en 1817.

Un voile épais s’était étendu sur son intelligence. Les matériaux de son grand ouvrage gisaient dans un tiroir, abandonnés, inutiles, souvenirs humiliants et amers des vastes espoirs de sa première jeunesse.

  1. Pichon, loc. cit.
  2. Il est à remarquer que les préparations peuvent être plus ou moins fortes. Ces chiffres n’indiquent donc rien de précis.