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Bizouarne, Chanrion, Roquette, arrivent en tumulte, annonçant une grande nouvelle :

— Tu sais, Pépère va s’en aller à l’arrière.

— C’est drôle, c’qu’on s’gourre ! dit Biquet en levant le nez hors de sa lettre. La vieille s’en fait pour moi !

Il me montre un passage de la missive maternelle :

« Quand tu recevras ma lettre, épelle-t-il, tu seras sans doute dans la boue et le froid, à n’avoir rien, privé de tout, mon pauvre Eugène… »

Il rit.

— Y a dix jours qu’elle a marqué ça. Elle n’y est pas du tout ! On n’a pas froid, puisqu’i’ fait beau depuis c’matin. On n’est pas malheureux, pisqu’on a une chambre où boulotter. On a eu des misères, mais on est bien maintenant.

Nous regagnons le chenil dont nous sommes locataires, en méditant cette phrase. Sa touchante simplicité m’émeut et me montre une âme, des multitudes d’âmes. Parce que le soleil s’est montré, parce qu’on a senti un rayon et un semblant de confort, le passé de souffrance n’existe plus, et l’avenir terrible n’existe pas non plus… « On est bien maintenant. » Tout est fini.

Biquet s’installe à la table, comme un monsieur, pour répondre. Il dispose avec soin et vérifie le papier, l’encre, la plume, puis promène bien régulièrement, en souriant, sa grosse écriture le long de la petite page.

— Tu rigolerais, me dit-il, si tu savais c’que j’y écris, à la vieille.

Il relit sa lettre, s’en caresse, se sourit.