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le fer-blanc d’une gamelle, l’acier bleuté d’un casque, l’acier noir d’un fusil. D’autres fois, au jet d’étincelles éblouissantes qui fuse d’un briquet, ou à la flamme rouge éployée sur la hampe lilliputienne d’une allumette, on perçoit, au-delà de proches et éclatants reliefs de mains et de figures, la silhouette de bandes irrégulières d’épaules casquées qui ondulent comme des vagues à l’assaut de l’obscurité massive. Puis tout s’éteint et, pendant que les jambes font des pas, l’œil de chaque marcheur fixe interminablement la place présumée du dos qui vit devant.

Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux – qu’on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante à cause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre – l’aube s’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre, confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l’ouverture du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.

On sort enfin de cette nuit de marche, à travers, semble-t-il, des cycles concentriques, d’ombre moins intense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meurtries. Les figures demeurent grises et noires : on dirait qu’on s’arrache mal de la nuit ; on n’arrive plus jamais maintenant à s’en défaire tout à fait.

C’est dans un nouveau cantonnement que le grand troupeau régulier va, cette fois, au repos. Quel sera ce pays où l’on doit vivre huit jours ? Il s’appelle, croit-on (mais personne n’est sûr de rien), Gauchin-l’Abbé. On en dit merveille :

— Paraît qu’c’est tout à fait à la coque !

Dans les rangs des camarades dont on commence à deviner les formes et les traits, à spécialiser les trognes baissées et les bouches bâillantes, au fond du crépuscule du matin, s’élèvent des voix qui renchérissent :

— Jamais on n’aura eu un cantonnement pareil. Y a la