V
L’ASILE
La route blafarde qui monte au milieu du bois nocturne est bouchée et obstruée d’ombres, étrangement. Il semble que, par enchantement, la forêt y déborde et y roule, dans l’épaisseur de la ténèbre. C’est le régiment qui marche, en quête d’un nouveau gîte.
À l’aveugle, les files pesantes d’ombres, hautement et largement chargées, se bousculent : chaque flot, poussé par celui qui le suit, heurte celui qui le précède. Sur les côtés, évoluent, détachés, les fantômes plus sveltes des gradés. Une sourde rumeur, faite d’un mélange d’exclamations, de bribes de conversations, d’ordres, de quintes de toux et de chants, monte de cette dense cohue endiguée par les talus. Ce tumulte de voix est accompagné par le roulement des pieds, le tintement des fourreaux de baïonnette, des quarts et des bidons métalliques, par le grondement et le martèlement des soixante voitures du train de combat et du train régimentaire qui suivent les deux bataillons. Et c’est une masse telle qui piétine et s’étire sur la montée de la route que, malgré le dôme infini de la nuit, on nage dans une odeur de cage aux lions.
Dans le rang, on ne voit rien : parfois, quand on a le nez dessus à la suite d’un remous, on est bien forcé de discerner