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voit, et on voit l’autre ciel qui l’éclaire. Son regard va là-bas. Il est agrandi jusqu’à chez lui…

Le moment des lettres est celui où l’on est le plus et le mieux ce que l’on fut. Plusieurs hommes s’abandonnent au passé et reparlent d’abord de mangeaille.

Sous l’écorce des formes grossières et obscurcies, d’autres cœurs laissent murmurer tout haut un souvenir et évoquent des clartés antiques : le matin d’été, quand le vert frais du jardin déteint dans toute la blancheur de la chambre campagnarde, ou quand, dans les plaines, le vent donne au champ de blé des remuements lents et forts, et, à côté, agite le carré d’avoine de petits frissons vifs et féminins. Ou bien, le soir d’hiver, la table autour de laquelle sont les femmes et leur douceur et où se tient debout la lampe caressante, avec le tendre éclat de sa vie et la robe de son abat-jour.

Cependant le père Blaire reprend sa bague commencée. Il a enfilé la rondelle encore informe d’aluminium dans un bout de bois rond et il la frotte avec la lime. Il s’applique à ce travail, réfléchissant de toutes ses forces, deux plis sculptés sur le front. Parfois il s’arrête, se redresse, et regarde la petite chose, tendrement, comme si elle le regardait aussi.

— Tu comprends, m’a-t-il dit une fois à propos d’une autre bague, il ne s’agit pas de bien ou de pas bien. L’important, c’est que je l’aye faite pour ma femme, tu comprends ? Quand j’étais à rien faire, à avoir la cosse, je regardais cette photo (il exhibait la photographie d’une grosse femme mafflue), et alors je m’y mettais tout facilement, à cette sacrée bague. On peut dire que nous l’avons faite ensemble, tu comprends ? La preuve c’est qu’elle me tenait compagnie et que j’lui ai dit adieu quand je l’ai envoyée à la mère Blaire.

Il en fait à présent une autre où il y aura du cuivre. Il travaille avec ardeur. C’est son cœur qui veut s’exprimer le mieux possible et s’acharne à une sorte de calligraphie.