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L’un de nous qui parlait tristement, comme une cloche, dit :

— T’auras beau raconter, s’pas, on t’croira pas. Pas par méchanceté ou par amour de s’ficher d’toi, mais pa’ce qu’on n’pourra pas. Quand tu diras plus tard, si t’es encore vivant pour placer ton mot : « On a fait des travaux d’nuit, on a été sonnés, pis on a manqué s’enliser », on répondra : « Ah ! » ; p’têt’ qu’on dira : « Vous n’avez pas dû rigoler lourd pendant l’affaire. » C’est tout. Personne ne saura. I’ n’y aura qu’toi.

— Non, pas même nous, pas même nous ! s’écria quelqu’un.

— J’dis comme toi, moi : nous oublierons, nous… Nous oublions déjà, mon pauv’vieux !

— Nous en avons trop vu !

— Et chaque chose qu’on a vue était trop. On n’est pas fabriqué pour contenir ça. Ça fout l’camp d’tous les côtés ; on est trop p’tit.

— Un peu, qu’on oublie ! Non seulement la durée de la grande misère qui est, comme tu dis, incalculable, depuis l’temps qu’elle dure : les marches qui labourent et r’labourent les terres, talent les pieds, usent les os, sous le poids de la charge qui a l’air de grandir dans le ciel, l’éreintement jusqu’à ne plus savoir son nom, les piétinements et les immobilités qui vous broient, les travaux qui dépassent les forces, les veilles, sans bornes, à guetter l’ennemi qui est partout dans la nuit, et à lutter contre le sommeil – et l’oreiller de fumier et de poux. Mais même les sales coups où s’y mettent les marmites et les mitrailleuses, les mines, les gaz asphyxiants, les contre-attaques. On est plein de l’émotion de la réalité au moment, et on a raison. Mais tout ça s’use dans vous et s’en va, on ne sait comment, on ne sait où, et i’ n’reste plus qu’les noms, qu’les mots de la chose, comme dans un communiqué.

— C’est vrai, c’qu’i’ dit, fit un homme sans remuer la tête dans sa cangue. Quand j’sui’ été en permission, j’ai