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cloués par des arrêts soudains, comme des ivrognes, ou bien en glissant comme des vers, se réfugier jusqu’ici, parmi le creux où nous sommes déjà incrustés, et on s’endort pêle-mêle dans la fosse commune.

On se réveille. On se regarde, Paradis et moi, et on se souvient. On rentre dans la vie et dans la clarté du jour comme dans un cauchemar. Devant nous renaît la plaine désastreuse où de vagues mamelons s’estompent, immergés, la plaine d’acier, rouillée par places, et où reluisent les lignes et les plaques de l’eau – et dans l’immensité, semés çà et là comme des immondices, les corps anéantis qui y respirent ou s’y décomposent.

Paradis me dit :

— Voilà la guerre.


— Oui, c’est ça, la guerre, répète-t-il d’une voix lointaine. C’est pa’ aut’ chose.

Il veut dire, et je comprends avec lui :

« Plus que les charges qui ressemblent à des revues, plus que les batailles visibles déployées comme des oriflammes, plus même que les corps à corps où l’on se démène en criant, cette guerre, c’est la fatigue épouvantable, surnaturelle, et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’infâme saleté. C’est les faces moisies et les chairs en loques et les cadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageant sur la terre vorace. C’est cela, cette monotonie infinie de misères, interrompue par des drames aigus, c’est cela, et non pas la baïonnette qui étincelle comme de l’argent, ni le chant de coq du clairon au soleil ! »

Paradis pensait si bien à cela qu’il remâcha un souvenir, et gronda :

— Tu t’rappelles, la bonne femme de la ville où on a été faire une virée, y a pas si longtemps d’ça, qui par-