Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/354

Cette page a été validée par deux contributeurs.

que les fusées n’en éclairaient que des tranches nuageuses, rayées d’eau, au fond desquelles allaient, venaient, couraient en rond des fantômes désemparés.

Il m’est impossible de dire pendant combien de temps j’ai erré avec le groupe auquel j’étais resté attaché. Nous sommes allés dans les fondrières. Nos regards tendus essayaient, en avant de nous, de tâtonner vers le talus et le fossé sauveurs, vers la tranchée qui était quelque part, dans le gouffre, comme un port.

Un cri de réconfort s’est enfin fait entendre à travers le fracas de la guerre et des éléments :

— Une tranchée !

Mais le talus de cette tranchée bougeait. C’étaient des hommes confusément mêlés, qui semblaient s’en détacher, l’abandonner.

— N’restez pas là, les gars, crièrent ces fuyards, ne v’nez pas, n’approchez pas ! C’est affreux. Tout s’écroule. Les tranchées foutent le camp, les guitounes se bouchent. La boue entre partout. Demain matin y aura plus d’tranchées. C’est fini d’toutes les tranchées d’ici !

On s’en alla. Où ? On avait oublié de demander la moindre indication à ces hommes qui, aussitôt qu’ils étaient apparus, ruisselants, s’étaient engloutis dans l’ombre.

Même notre petit groupe s’émietta au milieu de ces dévastations. On ne savait plus avec qui on était. Chacun allait : tantôt c’était l’un, tantôt c’était l’autre qui sombrait dans la nuit, disparaissant avec sa chance de salut.

On monta, on descendit des pentes. J’entrevis devant moi des hommes fléchis et bossus gravissant une côte glissante où la boue les tirait en arrière, d’où les repoussaient le vent et la pluie, sous un dôme d’éclairs sourds.

Puis, on reflua dans un marécage où on enfonçait jusqu’aux genoux. On marchait en levant très haut les pieds avec un bruit de nageurs. On accomplissait pour avancer un effort énorme qui, à chaque enjambée, se ralentissait d’une façon angoissante.