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richesse des apothéoses militaires qui bondent la scène du music-hall.


— Arrivera-t-on ? Nom de Dieu, arrivera-t-on jamais ?

Un geignement s’exhale de la longue théorie qui cahote dans les fentes de la terre, portant le fusil, portant la pelle ou la pioche sous l’averse sans fin. On marche ; on marche. La fatigue nous enivre et nous jette d’un côté, puis d’un autre : Alourdis et détrempés, nous frappons de l’épaule la terre mouillée comme nous.

— Halte !

— On est arrivés ?

— Ah ben ouiche, arrivés !

Pour le moment, une forte reculade se dessine et nous entraîne, parmi laquelle une rumeur court :

— On s’est perdus.

La vérité se fait jour dans la confusion de la horde errante : on a fait fausse route à quelque embranchement, et maintenant, c’est le diable pour retrouver la bonne voie.

Bien plus, le bruit arrive, de bouche en bouche, que derrière nous est une compagnie en armes qui monte aux lignes. Le chemin que nous avons pris est bouché d’hommes. C’est l’embouteillage.

Il faut, coûte que coûte, essayer de regagner la tranchée qu’on a perdue et qui, paraît-il, est à notre gauche, en y filtrant par une sape quelconque. L’énervement des hommes à bout de forces éclate en gesticulations et en violentes récriminations. Ils se traînent, puis jettent leur outil et restent là. Par places, il en est des grappes compactes – on les entrevoit à la blancheur des fusées – qui se laissent tomber par terre. La troupe attend, éparpillée en longueur du sud au nord, sous la pluie impitoyable.

Le lieutenant qui conduit la marche et qui nous a perdus arrive à se frayer un passage le long des hommes, cherchant une issue latérale. Un petit boyau s’ouvre, bas et étroit.