Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/338

Cette page a été validée par deux contributeurs.

boue noire, profondément crevassée, comme il s’en accumule à l’entour des abreuvoirs dans les villages. Dans les creux : des flasques, des mares, des étangs, dont les bords irréguliers semblent en loques.

Les quolibets des loustics qui, frais et neufs au départ, criaient « coin, coin » quand il y avait de l’eau, se raréfient, s’assombrissent. Peu à peu, les loustics s’éteignent. La pluie se met à tomber dru. On l’entend. Le jour diminue, l’espace embrouillé se rapetisse. Par terre, dans l’eau, un reste de clarté jaune et livide se vautre.

À l’ouest se dessine une silhouette embuée de moines sous la pluie. C’est une compagnie du 204, enveloppée de toiles de tentes. On voit, en passant, leurs faces hâves et déteintes, leurs nez noirs, à ces grands loups mouillés. Puis on ne les voit plus.

Nous suivons la piste qui est, au milieu des champs confusément herbeux, un champ glaiseux rayé d’innombrables ornières parallèles, labouré dans le même sens par les pieds et les roues qui vont vers l’avant et qui vont vers l’arrière.

On saute par-dessus des boyaux béants. Ce n’est pas toujours facile : les bords en deviennent gluants, glissants, et des éboulements les évasent. De plus, la fatigue commence à nous peser sur les épaules. Des véhicules nous croisent à grand bruit et à grand éclaboussement. Les avant-trains d’artillerie piaffent et nous aspergent de gerbes d’eau lourde. Les camions automobiles emportent des espèces de roues liquides qui tournoient autour des roues et giclent dans le rayon de chaque tumultueuse roulotte.

À mesure que la nuit s’accentue, les attelages secoués et d’où se soulèvent des encolures de chevaux et les profils des cavaliers avec leurs manteaux flottants et leurs mousquetons en bandoulière, se silhouettent d’une façon