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souffrances, murmure la dame en feuilletant un journal illustré qui contient quelques sinistres vues de terrains bouleversés. On ne devrait pas publier ces choses-là, Adolphe !… Il y a la saleté, les poux, les corvées… Si braves que vous soyez, vous devez être malheureux ?…

Volpatte, à qui elle s’adresse, rougit. Il a honte de la misère d’où il sort et où il va rentrer. Il baisse la tête et il ment, sans peut-être se rendre compte de tout son mensonge :

— Non, après tout, on n’est pas malheureux… C’est pas si terrible que ça, allez !

La dame est de son avis :

— Je sais bien, dit-elle, qu’il y a des compensations ! Ça doit être superbe, une charge, hein ? Toutes ces masses d’hommes qui marchent comme à la fête ! Et le clairon qui sonne dans la campagne : « Y a la goutte à boire là-haut ! » ; et les petits soldats qu’on ne peut pas retenir et qui crient : « Vive la France ! » ou bien qui meurent en riant !… Ah ! nous autres, nous ne sommes pas à l’honneur comme vous : mon mari est employé à la Préfecture, et, en ce moment, il est en congé pour soigner ses rhumatismes.

— J’aurais bien voulu être soldat, moi, dit le monsieur, mais je n’ai pas de chance : mon chef de bureau ne peut pas se passer de moi.


Les gens vont et viennent, se coudoient, s’effacent l’un devant l’autre. Les garçons se faufilent avec leurs fragiles et étincelants fardeaux verts, rouges et jaune vif bordé de blanc. Les crissements de pas sur le parquet sablé se mélangent aux interjections des habitués qui se retrouvent, les uns debout, les autres accoudés, aux bruits traînés sur le marbre des tables par les verres et les dominos… Dans le fond, le choc des billes d’ivoire attire et tasse un cercle de spectateurs d’où s’exhalent des plaisanteries classiques.

— Chacun son métier, mon brave, dit dans la figure