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rapiécés, les monstrueux bandages. Tout cela, qui se cachait, remonte au jour. Hagards, clignotants, tordus, en face de cette inondation de mitraille et de charbon qu’accompagnent des ouragans de clarté, les blessés se lèvent, s’éparpillent, cherchent à fuir. Toute cette population effarée roule par paquets compacts, à travers la galerie basse, comme dans la cale tanguante d’un grand bateau qui se brise.

L’aviateur, dressé le plus qu’il peut, la nuque à la voûte, agite ses bras, appelle Dieu et lui demande comment il s’appelle, quel est son vrai nom. On voit se jeter sur les autres, renversé par le vent, celui qui, débraillé, les vêtements ouverts ainsi qu’une large plaie, montre son cœur comme le Christ. La capote du crieur monotone qui répète : « Quand tu te désoleras ! », se révèle toute verte, d’un vert vif, à cause de l’acide picrique dégagé, sans doute, par l’explosion qui a ébranlé son cerveau. D’autres – le reste – impotents, estropiés, remuent, se coulent, rampent, se faufilent dans les coins, prenant des formes de taupes, de pauvres bêtes vulnérables que pourchasse la meute épouvantable des obus.

Le bombardement se ralentit, s’arrête, dans un nuage de fumée retentissante encore des fracas, dans un grisou palpitant et brûlant. Je sors par la brèche : j’arrive, tout enveloppé, tout ligoté encore de rumeur désespérée, sous le ciel libre, dans la terre molle où sont noyés des madriers parmi lesquels les jambes s’enchevêtrent. Je m’accroche à des épaves ; voici le talus du boyau. Au moment où je plonge dans les boyaux, je les vois, au loin, toujours mouvants et sombres, toujours emplis par la foule qui, débordant des tranchées, s’écoule sans fin vers les postes de secours. Pendant des jours, pendant des nuits, on y verra rouler et confluer les longs ruisseaux d’hommes arrachés des champs de bataille, de la plaine qui a des entrailles, et qui saigne et pourrit là-bas, à l’infini.