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de morceaux de drap et d’équipements, des points blancs sont régulièrement semés : en se baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, fut un cadavre.

Parfois, des renflements allongés — car tous ces morts sans sépulture finissent tout de même par entrer dans le sol — un bout d’étoffe seulement sort — indiquent qu’un être humain s’est anéanti en ce point du monde.

Les Allemands qui, hier, étaient ici, ont abandonné sans les ensevelir leurs soldats à côté des nôtres — ainsi qu’en témoignent ces trois cadavres putréfiés l’un sur l’autre, l’un dans l’autre — avec leurs calottes grises dont le bord rouge est caché par une sangle grise, leurs vestes gris-jaune, leurs figures vertes. Je cherche les traits de l’un d’eux : depuis les profondeurs de son cou jusqu’aux touffes de cheveux collés au bord de son calot, il présente une masse terreuse, la figure changée en fourmilière — et deux fruits pourris à la place des yeux. L’autre, vide, sec, est aplati sur le ventre, le dos en loques quasi flottant, les mains, les pieds et la face enracinés dans le sol.

— Regardez ! Il est récent, celui-ci…

Au milieu de la plaine, au fond de l’air pluvieux et glacé, au milieu de ce lendemain blême d’une orgie de massacre, c’est une tête plantée par terre, une tête exsangue et humide, avec une lourde barbe.

Un des nôtres : le casque est à côté. Les paupières enflées laissent voir un peu de la morne faïence de ses yeux et une lèvre luit comme une limace dans la barbe obscure. Sans doute, il est tombé dans un trou d’obus qu’un autre obus a comblé, l’enterrant jusqu’au cou comme l’Allemand à tête de chat du Cabaret Rouge.

— Je ne le reconnais pas, dit Joseph qui s’avance très lentement et s’exprime avec peine.

— Moi, je le reconnais, répond Volpatte.

— C’barbu-là ? fait la voix blanche de Joseph.

— I’ n’a pas de barbe. Tu vas voir.

Accroupi, Volpatte passe l’extrémité de sa canne sous