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machine et se resserrent sur elle. Je distingue, près de moi, la silhouette de Mesnil Joseph qui, tout debout, sans chercher à se dissimuler, se dirige sur le point où des suites saccadées d’explosions aboient.

Une détonation jaillit d’un coin de la tranchée, entre nous deux. Joseph s’arrête, oscille, se baisse, et s’abat sur un genou. Je cours à lui, il me regarde venir.

— Ce n’est rien : la cuisse… Je peux ramper tout seul.

Il semble devenu sage, enfantin, docile. Il ondule doucement vers le creux…

J’ai encore dans les yeux, exactement, le point d’où s’est allongé le coup de feu qui l’a atteint. Je me glisse là, par la gauche, en faisant un détour.

Personne. Je ne rencontre qu’un des nôtres qui cherche comme moi. C’est Paradis.

Nous sommes bousculés par des hommes qui portent sur l’épaule ou sous le bras des pièces de fer de toutes formes. Ils encombrent la sape et nous séparent.

— La mitrailleuse est prise par la septième ! crie-t-on. A n’geul’ra plus. Elle était enragée : sale bête ! sale bête !

— Qu’est-c’qu’il y a à faire, maintenant ?

— Rien.

On demeure là, pêle-mêle. On s’assoit. Les vivants ont cessé de haleter, les mourants finissent de râler, environnés de fumées et de lumières, et du fracas du canon, roulant à tous les bouts du monde. On ne sait plus où on en est. Il n’y a plus de terre, ni de ciel, il n’y a toujours qu’une espèce de nuage. Un premier temps d’arrêt se dessine dans le drame du chaos. Il se fait un ralentissement universel des mouvements et des bruits. Et la canonnade diminue, et c’est plus loin, maintenant, qu’elle secoue le ciel comme une toux. L’exaltation s’apaise, il ne reste plus que l’infinie fatigue qui remonte et nous noie, et l’attente infinie qui recommence.