Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/278

Cette page a été validée par deux contributeurs.

L’essoufflement se traduit en gémissements rauques et on continue à se jeter sur l’horizon.

— Les Boches ! J’les vois ! dit tout à coup un homme.

— Oui… Leurs têtes, là, au-dessus de la tranchée… C’est là qu’est la tranchée, c’te ligne. C’est tout près. Ah ! les vaches !

On distingue en effet de petites calottes grises qui montent puis s’interceptent au ras du sol, à une cinquantaine de mètres, au-delà d’une bande de terre noire sillonnée et bossuée.

Un sursaut soulève ceux qui forment à présent le groupe où je suis. Si près du but, indemnes jusque-là, n’y arrivera-t-on pas ? Si, on y arrivera ! On fait de grandes enjambées. On n’entend plus rien. Chacun se lance devant soi, attiré par le fossé terrible, raidi en avant, presque incapable de tourner la tête à droite ou à gauche.

On a la notion que beaucoup perdent pied et s’affaissent à terre. Je fais un saut de côté pour éviter la baïonnette brusquement érigée d’un fusil qui dégringole. Tout près de moi, Farfadet, la figure en sang, se dresse, me bouscule, se jette sur Volpatte qui est à côté de moi et se cramponne à lui ; Volpatte plie et, continuant son élan, le traîne quelques pas avec lui, puis il le secoue et s’en débarrasse, sans le regarder, sans savoir qui il est, en lui jetant d’une voix entrecoupée, presque asphyxiée par l’effort :

— Lâche-moi, lâche-moi, nom de Dieu !… Tout à l’heure, on t’ramassera. T’en fais pas.

L’autre s’effondre, et sa figure enduite d’un masque vermillon, d’où toute expression a été arrachée, se tourne de côté et d’autre – tandis que Volpatte, déjà loin, répète machinalement entre ses dents : « T’en fais pas », l’œil fixé en avant, sur la ligne.

Une nuée de balles gicle autour de moi, multipliant les arrêts subits, les chutes retardées, révoltées, gesticulantes, les plongeons faits d’un bloc avec tout le fardeau du corps, les cris, les exclamations sourdes, rageuses,