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nous l’avons franchi. Mais là où nous sommes, au pied de la butte, c’est un point mort pour l’artillerie.

Vague et brève accalmie. On cesse un peu d’être sourds. On se regarde. Il y a de la fièvre aux yeux, du sang aux pommettes. Les souffles ronflent et les cœurs tapent dans les poitrines.

On se reconnaît confusément, à la hâte, comme si dans un cauchemar on se retrouvait un jour face à face, au fond des rivages de la mort. On se jette, dans cette éclaircie d’enfer, quelques paroles précipitées :

— C’est toi !

— Oh ! là là ! qu’est-ce qu’on prend !

— Où est Cocon ?

— J’sais pas.

— T’as vu l’capitaine ?

— Non…

— Ça va ?

— Oui…

Le fond du ravin est traversé. L’autre versant se dresse. On l’escalade à la file indienne, par un escalier ébauché dans la terre.

— Attention !

C’est un soldat qui, arrivé à la moitié de l’escalier, frappé aux reins par un éclat d’obus venu de là-bas, tombe, comme un nageur, décoiffé, les deux bras en avant. On distingue la silhouette informe de cette masse qui plonge dans le gouffre ; j’entrevois le détail de ses cheveux épars au-dessus du profil noir de sa figure.

On débouche sur la hauteur.

Un grand vide incolore s’étend devant nous. On ne voit rien d’abord qu’une steppe crayeuse et pierreuse, jaune et grise à perte de vue. Aucun flot humain ne précède le nôtre ; en avant de nous, personne de vivant, mais le sol est peuplé de morts : des cadavres récents qui imitent encore la souffrance ou le sommeil, des débris anciens déjà décolorés et dispersés au vent, presque digérés par la terre.