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d’avant qui nous protège, vient s’enfoncer dans la chair flasque du talus d’arrière.

La fin du jour répand une sombre lumière grandiose sur cette masse forte et intacte de vivants dont une partie seulement vivra jusqu’à la nuit. Il pleut – toujours de la pluie qui se colle dans mes souvenirs à toutes les tragédies de la grande guerre. Le soir se prépare, ainsi qu’une vague menace glacée ; il va tendre devant les hommes son piège grand comme le monde.

De nouveaux ordres se colportent de bouche en bouche. On distribue des grenades enfilées dans des cercles de fil de fer. « Que chaque homme prenne deux grenades ! »

Le commandant passe. Il est sobre de gestes, en petite tenue, sanglé, simplifié. On l’entend qui dit :

— Y a du bon, mes enfants. Les Boches foutent le camp. Vous allez bien marcher, hein ?

Des nouvelles passent à travers nous, comme du vent :

— Il y a les Marocains et la 21e Compagnie devant nous. L’attaque est déclenchée à notre droite.

On appelle les caporaux chez le capitaine. Ils reviennent avec des brassées de ferraille. Bertrand me palpe. Il accroche quelque chose à un bouton de ma capote. C’est un couteau de cuisine.

— Je mets ça à ta capote, me dit-il.

Il me regarde, puis s’en va, cherchant d’autres hommes.

— Moi ! dit Pépin.

— Non, dit Bertrand. C’est défendu de prendre des volontaires pour ça.

— Va t’faire fout’ ! grommelle Pépin.

On attend, au fond de l’espace pluvieux, martelé de coups, et sans bornes autres que la lointaine canonnade immense. Bertrand a achevé sa distribution et revient.