nuit-là ! Ah ! quelle nuit ! Toutes ces troupes, des compagnies, des régiments entiers qui hurlaient et chantaient en montant tout le long de la route ! On voyait dans l’clair de l’ombre le fouillis des poilus qui montaient, qui montaient – t’aurais dit d’l’eau d’la mer – et gesticulaient à travers tous les convois d’artillerie et d’autos d’ambulance qu’on a croisés cette nuit-là. Jamais j’en avais tant vu, d’convois dans la nuit, jamais !
Puis il s’assène un coup de poing sur la poitrine, se rassoit d’aplomb, grogne, et ne dit plus rien.
La voix de Blaire s’élève, traduisant la hantise qui veille au fond des hommes :
— Il est quatre heures. C’est trop tard pour qu’il y ait aujourd’hui quelque chose de notre côté.
Un des joueurs, dans l’autre coin, en interpelle un autre en glapissant :
— Ben quoi ? Tu joues ou tu n’joues-t’i’ pas, face de ver ?
Tirette continue l’histoire de son commandant :
— Voilà-t-i’ pas qu’un jour, on nous avait servi à la caserne de la soupe au suif. Mon vieux, une infestion. Alors un bonhomme demande à parler au capitaine et lui porte sa gamelle sous l’nez.
— Espèce ed’pied, exclame-t-on dans l’autre coin, très en colère, pourquoi qu’t’as pas joué atout, alors ?
— « Ah, zut alors ! que dit l’capiston. Ôtez-moi ça d’mon nez. Ça empeste positivement. »
— C’était pas mon jeu, chevrote une voix mécontente, mais mal assurée.
— Et l’pitaine fait un rapport au commandant. Mais v’là que l’commandant, furieux, i’ s’aboule, en s’couant le rapport dans sa patte : « De quoi, qu’i’ dit, où elle est c’te soupe qui fait cette révolte, que j’y goûte ? » On y en apporte dans une gamelle propre. I’ r’nifle. « Ben quoi, qu’i’ dit, ça sent bon ! On vous en foutra, d’la soupe riche comme ça ! »…