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voir – parce que j’avais mon idée, et j’ai voulu voir. Mets ton œil au trou de çui-là.

— Je ne vois rien. La vue est bouchée. Qu’est-ce que c’est que ce paquet d’étoffes ?

— C’est lui, dit Paradis.

Ah ! c’était un cadavre, un cadavre assis dans un trou, épouvantablement proche…

Ayant aplati ma figure contre la plaque d’acier, et collé ma paupière au trou de pare-balles, je le vis tout entier. Il était accroupi, la tête pendante en avant entre les jambes, les deux bras posés sur les genoux, les mains demi-fermées, en crochets – et tout près, tout près ! – reconnaissable, malgré ses yeux exorbités et opaques qui louchaient, le bloc de sa barbe vaseuse et sa bouche tordue qui montrait les dents. Il avait l’air, à la fois, de sourire et de grimacer à son fusil, embourbé, debout, devant lui. Ses mains tendues en avant étaient toutes bleues en dessus et écarlates en dessous, empourprées par un humide reflet d’enfer.

C’était lui, lavé de pluie, pétri de boue et d’une espèce d’écume, souillé et horriblement pâle, mort depuis quatre jours, tout contre notre talus, que le trou d’obus où il était terré avait entamé. On ne l’avait pas trouvé parce qu’il était trop près !

Entre ce mort abandonné dans sa solitude surhumaine, et les hommes qui habitent la guitoune, il n’y a qu’une mince cloison de terre, et je me rends compte que l’endroit où je pose la tête pour dormir correspond à celui où ce corps terrible est buté.

Je retire ma figure de l’œilleton.

Paradis et moi nous échangeons un regard.

— Faut pas lui dire encore, souffle mon camarade.

— Non, n’est-ce pas, pas tout de suite…

— J’ai parlé au capitaine pour qu’on le fouille ; et il a dit aussi : « Faut pas le dire tout de suite au petit. »

Un léger souffle de vent a passé.

— On sent l’odeur !