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dans une gare du réseau de l’État, tandis que, loin de là, à Lyon, Cocon, le binoclard, l’homme-chiffre, s’empressait, revêtu d’une blouse noire, les mains plombées et brillantes, derrière les comptoirs d’une quincaillerie, et que Bécuwe Adolphe et Poterloo, dès l’aube, traînant la pauvre étoile de leur lampe, hantaient les charbonnages du Nord.

Et il y en a d’autres dont on ne se rappelle jamais le métier et qu’on confond les uns avec les autres, et les bricoleurs de campagne qui colportaient dix métiers à la fois dans leur bissac, sans compter l’équivoque Pépin qui ne devait pas en avoir du tout : (ce qu’on sait c’est qu’il y a trois mois, au dépôt, après sa convalescence, il s’est marié… pour toucher l’allocation des femmes de mobilisés…).

Pas de profession libérale parmi ceux qui m’entourent. Des instituteurs sont sous-officiers à la compagnie ou infirmiers. Dans le régiment, un frère mariste est sergent au service de santé ; un ténor, cycliste du major ; un avocat, secrétaire du colonel ; un rentier, caporal d’ordinaire à la Compagnie Hors Rang. Ici, rien de tout cela. Nous sommes des soldats combattants, nous autres, et il n’y a presque pas d’intellectuels, d’artistes ou de riches qui, pendant cette guerre, auront risqué leurs figures aux créneaux, sinon en passant, ou sous des képis galonnés.

Oui, c’est vrai, on diffère profondément.

Mais pourtant on se ressemble.

Malgré les diversités d’âge, d’origine, de culture, de situation, et de tout ce qui fut, malgré les abîmes qui nous séparaient jadis, nous sommes en grandes lignes les mêmes. À travers la même silhouette grossière, on cache et on montre les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, le même caractère simplifié d’hommes revenus à l’état primitif.

Le même parler, fait d’un mélange d’argots d’atelier et de caserne, et de patois, assaisonné de quelques néologismes, nous amalgame, comme une sauce, à la multitude