éventrée par des éboulements. Les sacs de terre, aplatis les uns sur les autres et disjoints, ont l’air, à la lueur astrale de la fusée, de ces vastes dalles démantelées d’antiques monuments en ruines. Je regarde au créneau. Je distingue, dans la vaporeuse atmosphère blafarde qu’a épandue le météore, les piquets rangés et même les lignes ténues des fils de fer barbelés qui s’entrecroisent d’un piquet à l’autre. C’est, devant ma vue, comme des traits à la plume qui gribouillent et raturent le champ blême et troué. Plus bas, dans l’océan nocturne qui remplit le ravin, le silence et l’immobilité s’accumulent.
Je descends de mon observatoire et me dirige au jugé vers mon voisin de veille. De ma main tendue, je l’atteins.
— C’est toi ? lui dis-je à voix basse, sans le reconnaître.
— Oui, répond-il sans savoir non plus qui je suis, aveugle comme moi.
— C’est calme, à c’t’heure, ajoute-t-il. Tout à l’heure, j’ai cru qu’ils allaient attaquer, ils ont peut-être bien essayé, sur la droite, où ils ont lancé une chiée de grenades. Il y a eu un barrage de 75, vrrran… vrrran… Mon vieux, je m’disais : « Ces 75-là, c’est possible, i’ sont payés pour tirer ! S’ils sont sortis, les Boches, i’s ont dû prendre quéqu’ chose ! » Tiens, écoute, là-bas les boulettes qui r’biffent ! T’entends ?
Il s’arrête, débouche son bidon, boit un coup, et sa dernière phrase, toujours à voix basse, sent le vin :
— Ah ! là là ! tu parles d’une sale guerre ! Tu crois qu’on s’rait pas mieux chez soi ? Eh bien, quoi ! Qu’est-ce qu’il a, c’ballot ?
Un coup de feu vient de retenir à côté de nous, traçant un court et brusque trait phosphorescent. D’autres partent, çà et là, sur notre ligne : les coups de fusil sont contagieux la nuit.
Nous allons nous enquérir, à tâtons, dans l’ombre épaisse retombée sur nous comme un toit, auprès d’un des tireurs. Trébuchant et jetés parfois l’un sur l’autre, on arrive à l’homme, on le touche.