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nuit devant mes yeux, et je lui crie de temps en temps :

— Ça va ?

— Oui, oui, ça va, me répond-il, en reniflant et en soufflant, mais de sa voix toujours sonore et chantante.

Le sac tire et fait mal aux épaules, secoué dans cette course houleuse sous l’assaut des éléments. La tranchée est bouchée par un éboulement frais dans lequel on s’enfonce… On est obligé d’arracher ses pieds de la terre molle et adhérente, en les levant très haut à chaque pas. Puis, ce passage laborieusement franchi, on redégringole tout de suite dans le ruisseau glissant. Les souliers ont tracé au fond deux ornières étroites où le pied se prend comme dans un rail, ou bien il y a des flaques où il entre à grand floc. Il faut, à un endroit, se baisser très bas pour passer au-dessous du pont massif et gluant qui franchit le boyau, et ce n’est pas sans peine qu’on y arrive. On est forcé de s’agenouiller dans la boue, de s’écraser par terre et de ramper à quatre pattes pendant quelques pas. Un peu plus loin, il nous faut évoluer en empoignant un piquet que le détrempage du sol a fait pencher de travers juste au milieu du passage.

On parvient à un carrefour.

— Allons, en avant ! maniez-vous, les gars ! dit l’adjudant, qui s’est plaqué dans une encoignure pour nous laisser passer et nous parler. L’endroit n’est pas bon.

— On est éreinté, meugle une voix si enrouée et si haletante que je ne reconnais pas le parleur.

— Zut ! j’en ai marre, j’reste là, gémit un autre à bout de souffle et de force.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? répond l’adjudant, c’est pas d’ma faute, hé ? Allons, grouillez-vous, l’endroit est mauvais. Il a été marmité à la dernière relève !

On va au milieu de la tempête d’eau et de vent. Il semble qu’on descende, qu’on descende, dans un trou. On glisse, on tombe et on bute contre la paroi, on se rejette debout. Notre marche est une espèce de longue chute où