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repassé. Je l’ai revue, toujours avec son sourire. Pas un sourire forcé, non, un vrai sourire, qui venait d’elle, et qu’elle donnait. Et pendant l’temps d’éclair que j’ai passé dans les deux sens, j’ai pu voir aussi ma gosse qui tendait les mains vers un gros bonhomme galonné et essayait de lui monter sur les genoux, et puis, à côté, qui donc ça que j’reconnaissais ? C’était Madeleine Vandaërt, la femme de Vandaërt, mon copain de la 19e, qui a été tué à la Marne, à Montyon.

» Elle le savait qu’il avait été tué, puisqu’elle était en deuil. Et elle, elle rigolait, elle riait carrément, j’te l’dis… et elle regardait l’un et l’autre avec un air de dire : « Comme j’suis bien ici ! »

» Ah ! mon vieux, j’suis sorti d’là et j’ai buté dans les kamarades qui attendaient pour me ram’ner. Comment je suis revenu, je pourrais pas le dire. J’étais assommé. J’suis marché en trébuchant comme un maudit. I’ n’aurait pas fallu m’emmerder, à ce moment-là ! J’aurais gueulé tout haut ; j’aurais fait un escandale pour me faire tuer et qu’ce soye fini de cette sale vie !

» Tu saisis ? Elle souriait, ma femme, ma Clotilde, ce jour-là de la guerre ! Alors quoi ? Il suffit qu’on soit pas là pendant un temps pour qu’on ne compte plus ? Tu fous le camp de chez toi pour aller à la guerre, et tout à l’air cassé ; et pendant que tu l’crois, on se fait à ton absence, et peu à peu tu deviens comme si tu n’étais pas, vu qu’on s’passe de toi pour être heureuse comme avant et pour sourire. Ah ! bon sang ! Je ne parle pas de l’autre garce qui riait, mais ma Clotilde, à moi, qui, à ce moment-là que j’ai vu par hasard, à c’moment-là, qu’on dise ce qu’on voudra, se fichait pas mal de moi !

» Et encore si elle avait été avec des amis, des parents ; mais non, justement avec des sous-offs boches ! Dis-moi, y avait-il pas de quoi sauter dans la chambre, lui foutre une paire de gifles et tordre le cou à c’t’aut’ poule en deuil !

» Oui, oui, j’ai pensé à l’faire. J’sais bien que j’allais fort… J’étais emballé, quoi.